Retour à l’entraide, l’autre loi de la jungle
- Severine Tanguy
- 8 mars 2022
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mai 2023

Nous vivons une époque «moderne» où la gentillesse est une faiblesse, où la solidarité est démodée et l’altruisme ridiculisé.
Et pourtant, j’aime à penser que nous revenons vers des valeurs humaines plus saines d’entraide et d’altruisme. Ce n’est pas acte de folie ni de naïveté que de croire en ces valeurs. C’est mettre ses espoirs dans les sentiments originels de l’être humain, ceux qu’exprime le tout petit enfant, avant que la société ou son environnement ne viennent le ternir.
On a longtemps considéré que la loi naturelle était celle du plus fort, que notre histoire des espèces se basait sur une compétition et la survie des plus adaptés à l’écosystème. Charles Darwin a largement contribué à cette vision (bien qu’il l’estimait incomplète), une vision qui s’est implantée au niveau social justifiant notre économie industrielle capitaliste (le darwinisme social). «Compétition, expansion infinie et déconnexion du monde vivant sont 3 mythes fondateurs de notre société depuis déjà plusieurs siècles» (Pablo Servigné / Gauthier Chapelle). Thomas Henry Huxley, biologiste britannique du XIX° siècle, estimait que «toute société humaine qui suivrait la voie "naturelle" de la loi du plus fort évoluerait obligatoirement vers le chaos et le malheur».
Aujourd’hui, ce système capitaliste montre ses limites, ses conséquences désastreuses à divers niveaux, et menace de s’effondrer. Et si on s’était trompé? Et si la compétition n’était pas la loi naturelle? Et si la coopération, intra- et inter-espèces, était la véritable loi naturelle, garante de notre survie? Petr Kropotkine avait déjà émis cette hypothèse en 1902 dans son livre L’Entraide, un facteur de l’évolution. «La principale loi naturelle n’est pas la compétition, ni la "loi du plus fort", mais l’entraide» (1).
In Natura

Observons ce qui se passe dans la nature: par exemple les plantes à fleurs. Elles ne pourraient se reproduire sans l’aide précieuse des abeilles qui disséminent le pollen, et qui en retour se nourrissent du nectar des fleurs. C’est une parfaite image de symbiose mutualiste, où les deux espèces profitent de cette interaction. Le lichen en est un autre exemple parfait, puisqu’il est formé par l’association d’une algue unicellulaire et d’un champignon, chacun apportant à l’autre le nécessaire pour se nourrir et survivre (l’algue produit du glucose, le champignon fournit de l’eau et des minéraux).
Les oiseaux marins chassent toujours en petits groupes car ça leur permet d’augmenter leur taux de capture de poissons. Les grands herbivores de la savane africaine vivent toujours par énormes troupeaux d’espèces mélangées, afin d’augmenter leurs chances de survie. Le héron pic bœuf se nourrit des parasites dont ils débarrassent les grands mammifères. Ces mutualismes permettent un échange de bons procédés, bénéfiques à chaque espèce et chaque individu.
L’homme n’est pas exclu de ce mécanisme coopératif animalier : les dauphins aident les hommes à pêcher dans une région du sud du Brésil, et cela depuis plus d’un siècle; les chasseurs de miel du Mozambique sont aidés des oiseaux sauvages pour trouver des ruches.
Le microbiote intestinal humain est formé de milliards de bactéries, qui survivent ainsi à l’abri dans l’intestin où elles trouvent de quoi se nourrir tout en aidant l’homme dans la digestion de ses aliments, sa défense contre des espèces pathogènes et la synthèse de la vitamine K. La vache possède elle-aussi des bactéries symbiotiques dans son estomac qui l’aident à digérer la cellulose; les termites font appel au même procédé afin de pouvoir digérer entièrement le bois. Le rumen de la vache, qui possède 300 à 400 espèces de bactéries différentes, est d’ailleurs considéré comme un "super-organisme nutritionnel".
Les plantes ne sont pas en reste car il existe des dizaines d’exemples de coopérations entre espèces, comme par exemple les légumineuses qui sont approvisionnées en azote grâce à un type de bactéries avec lesquelles elles entrent en symbiose par les racines. Il existe de nombreuses relations mutuellement bénéfiques entre plantes, un phénomène que l’on appelle "facilitation" puisque cela favorise leur survie.
Nous-même sommes le résultat d’une symbiose, et pas seulement via notre microbiote. Nos cellules eucaryotes sont issues d’une endosymbiose: nos organites intracellulaires comme les mitochondries (de la même manière que les chloroplastes des cellules végétales) proviendraient en fait de cellules procaryotes symbiotes. C’est une théorie qui est largement admise suite à l’analyse de l’ADN de ces organites, plus proches des procaryotes que de notre ADN nucléaire. La biologiste Lynn Margulis considère d’ailleurs que la symbiose est un facteur clé de l’évolution des espèces. Les organismes multicellulaires proviendraient de colonies d’unicellulaires qui se seraient assemblés et spécialisés afin de s’adapter au milieu et d’assurer la survie. C’est la coopération, l’interaction et la dépendance mutuelle entre organismes qui aurait permis l’évolution.
Cette idée est largement reprise par les spécialistes de la nouvelle biologie, notamment par Bruce Lipton. L’évolution est le phénomène naturel qui tend vers l’augmentation de la complexité, et de ce fait vers l’augmentation de conscience. Tout notre univers, depuis le big bang, s’est constitué par complexification. Et cette complexification nécessite de la coopération, de l’interaction bénéfique, afin de promouvoir la survie. Cette survie c’est aussi une histoire de conscience, à l’échelle de la cellule, mais aussi à l’échelle des organismes, une conscience de notre environnement, et des autres êtres vivants qui nous entourent.
A la fin de son livre «Biologie des croyances», Bruce Lipton nous incite à prendre pour exemple le développement de nos organismes multicellulaires : «des colonies de cellules eucaryotes, assemblées et spécialisées, coopérant, dans le but d’assurer la survie et d’augmenter la conscience. C’est de cet exemple que nous trouverons la meilleure manière de vivre les uns avec les autres, sur la Terre, en harmonie» (2).
Avant toute chose il convient de vivre ensemble, en se respectant, sans rapport de dominance. Et là encore les exemples dans la nature de commensalisme nous enseignent de grandes leçons : certains poissons vivent dans le tube digestif d’holothuries sans que cela ne les dérangent outre mesure, certains coléoptères cohabitent avec les fourmis, certains crabes avec les moules. Le poisson rémora se déplace sur le dos de raies ou de requins, des acariens sont transportés par certains insectes. Ces phorésies (transport neutre entre espèces) dérivent bien souvent vers des associations mutualistes où le poisson par exemple se nourrit des restes alimentaires de l’animal auquel il s’accroche.

Au-delà de ce vivre-ensemble, il peut exister une organisation intra-espèce. Les exemples les plus connus sont les sociétés organisées de fourmis, d’abeilles ou de termites. Les suricates sont aussi des animaux qui vivent en groupes et pratiquent l’entraide sociale, certains prennent soin de leurs frères et sœurs plus jeunes. Les lionnes coopèrent pour nourrir tous les petits de la meute. Les hyènes le font pour attraper une proie, et se la partagent ensuite. Chez beaucoup d’espèces mammifères, les femelles qui accouchent sont assistées des autres femelles de la communauté. Les chimpanzés préfèrent bien plus souvent recourir à la coopération pour atteindre un gain plus grand, plutôt que la compétition.
Ces coopérations sont parfois motivées par l’intérêt : chez les mangoustes, celles qui jouent le rôle de sentinelles (qui montent la garde pour protéger la meute) accèdent à un meilleur statut et bénéficient de récompenses (toilettage...).
La question qui se pose alors est de savoir si les animaux sont capables, au même titre que l’homme, d’altruisme? C’est-à-dire d’entraide désintéressée et de secours?
Le chimpanzé est en effet capable d’analyser une situation où un humain a besoin d’aide (un objet tombé hors de portée par exemple) et de l’aider à l’atteindre. On se souvient aussi sûrement de Binti, la femelle gorille, qui avait sauvé un enfant de 3 ans tombé dans l’enclos des primates, au zoo de Chicago, en 1996. Et ceci n’est pas qu’anecdotique. Nombre de cas ont été rapportés où des dauphins ont sauvé des humains en danger (ou des baleines en danger), parfois au péril de leur vie. Lorsqu’un cétacé est blessé, ses congénères le maintiennent en surface pour qu’il puisse respirer, ou ils peuvent s’échouer collectivement sur une plage pour ne pas l’abandonner.
Réciproquement, il arrive que les cétacés demandent l’aide de l’humain lorsqu’ils sont piégés ou blessés.
Est-ce un instinct naturel d’assistance à personne en danger? Ou une reconnaissance mutuelle en tant qu’êtres doués de raison, de langage, de conscience de soi et de sentiments?
Les animaux sont-ils capables d’altruisme vrai? Même d’empathie?
Frans de Waal y apporte des réflexions et réponses dans son livre L’âge de l’empathie - Leçons de la nature pour une société solidaire. «Être en harmonie avec autrui, coordonner des activités et s’occuper des démunis n’est pas le propre de notre espèce. L’empathie humaine s’appuie donc sur une longue histoire évolutionniste» (3).
Il a beaucoup étudié les primates, de différentes espèces, vivant en groupes. Que ce soit chez les grands ou les petits singes, leur instinct naturel tend toujours vers la convivialité. Le contact social, en particulier la recherche de réconfort est un comportement très courant chez les grands singes. Enfin, plus on avance dans l’évolution des espèces de primates, plus on y trouve une réelle aversion pour l’injustice. Ce fait est très marqué chez les Bonobos, qui sont particulièrement heureux quand tout le monde obtient la même chose.

En fait, comme l’expliquent savamment Pablo Servigné et Gauthier Chapelle dans leur ouvrage L’entraide, l’autre loi de la jungle, il n’y a pas une mais deux lois de la jungle, alternant selon les conditions de vie (4). L’une prône la loi du plus fort, la lutte pour la survie, la compétition, l’autre est axée vers l’entraide et la solidarité. L’une s’exprime quand les conditions de vie extérieures sont plutôt favorables (climat, nourriture...), l’autre se révèle en cas de menaces pour la survie. «La compétition est par définition une source de stress; elle s’exerce donc le plus souvent ponctuellement (chez les animaux), car elle est épuisante et dangereuse.»
Chez l’humain, contrairement aux idées reçues, en cas de catastrophes, les

comportements de panique sont rares. Les plus grands élans d’entraide et de solidarité se créent en période de crise (Ouragan Katrina, Tsunami en Asie, ou encore lors des dernières inondations en France, ou en Belgique...). En partagent les même peurs, les même émotions, nous développons des capacités d’entraide extraordinaires. Les actes d’altruisme sont des actes spontanés, et relèvent de l’intuition. C’est bien là que réside notre capacité à survivre, mais pas seulement, à vivre mieux également.
«Nous sommes une inextricable pelote d’interdépendances [...] le produit d’un emboîtement d’associations qui ont lieu depuis l’avènement de la vie. [...] Nous sommes une des espèces les plus coopératives du monde vivant» (Pablo Servigné / Gauthier Chapelle). C’est là notre nature innée. «L’entraide est la principale source d’innovation du vivant, la clé de la diversification du vivant, l’un des piliers de la sélection naturelle». La compétition en est le deuxième pilier, permettant aux organismes de délimiter leur territoire ou faire connaître leurs besoins, mais permet aussi de renforcer l’entraide entre organismes.
In Societas
Comme précise Alain Caillé, «la coopération est hiérarchiquement supérieure à la compétition». Sociologue français et contemporain, Alain Caillé est à l’initiative d’un mouvement qui réunit de nombreux philosophes et intellectuels, le Convivialisme, dont la vocation est de définir les grandes lignes d’une nouvelle manière de vivre ensemble, d’une nouvelle société basée sur la solidarité.
1er Manifeste de Convivialisme - 2013 - Déclaration d’interdépendance:
«Comment éviter que ces luttes pour la reconnaissance ne se réduisent pas, comme c’est si souvent le cas, à des luttes de pouvoir et à des affrontements narcissiques mettant en péril les enjeux et les causes au nom desquels elles prétendent se déployer? Une piste est de poser que le bien-être de tous passe par la construction d’une société du «care» et le développement de politiques publiques valorisant le travail pour autrui et ceux qui pratiquent le soin. Le care, le soin, la sollicitude [...] sont la manifestation la plus évidente du fait que nul ne se fait tout seul et que nous sommes tous dépendants les uns des autres. Le care et le don sont la traduction en actes, concrète et immédiate, de l’interdépendance générale du genre humain» (5).
L’entraide trouve donc son origine dans un acte de don, qui produit chez le receveur une obligation très puissante de réciprocité. C’est la logique du "Donner-recevoir-et-rendre", selon Marcel Mauss, qui est au cœur de l’entraide, et donc de tout lien social (6).
L’acte de donner reprend ainsi ses lettres de noblesse. Il n’y a rien de comparable à l’empreinte que le don laisse dans le cœur. La meilleur butin ou salaire ne parvient aucunement à l’égaler. La preuve est de constater l’essor de sociétés comme Emmaüs, ou le développement de réseaux de trocs ou de services.

Il est impératif de repenser à notre manière d’être en ce monde, et les évènements critiques que nous sommes tous amenés à vivre nous y incitent. Un vent d’optimisme souffle sur les nombreux réseaux d’entraide naissants, les initiatives citoyennes de systèmes sociétaux alternatifs, des groupes de soutien divers, via les réseaux sociaux mais pas seulement.
Comme le titre d’un livre de Michel Maffesoli, notre évolution sociale, notre futur, c’est Le temps des tribus - Le déclin de l’individualisme dans les sociétés post-modernes (7). C’est un retour à une manière de vivre, ensemble, où l’on ne considère plus l’individu comme un être à part, mais comme faisant partie d’un ensemble, et où le bonheur de chacun est obtenu par les efforts de tous. Ainsi la peur de la solitude, l’isolement social, source de tant de maux, disparaît.
Je finirai par une citation de Matthieu Ricard (Plaidoyer pour l’altruisme - La force de la bienveillance): «Selon la voie bouddhiste, comme dans bien d’autres traditions spirituelles, contribuer à la réalisation du bien d’autrui est non seulement la plus souhaitable des activités, mais aussi la meilleure façon d’accomplir indirectement notre propre bien. La poursuite d’un bonheur égoïste est vouée à l’échec, tandis que l’accomplissement du bien d’autrui constitue l’un des principaux facteurs d’épanouissement et, ultimement, de progrès vers l’Eveil» (8).
(1)Pierre Kropotkine - L’Entraide, un facteur de l’évolution - 2009 - Aden Editions
(2)Bruce H. Lipton, Ph.D. - Biologie des croyances - 2016 - Ariane Editions
(3)Frans de Waal - L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire - 2011 - Editions Actes Sud
(4)Pablo Servigné / Gauthier Chapelle - L’entraide, l’autre loi de la jungle - 2019 - Editions Les liens qui libèrent
(5)Alain Caillé et al. - Manifeste Convivialiste - 2013 (1er) et 2020 (2ème) - www.convivialisme.org
(6)Marcel Mauss - Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives - 1923-1924 - L’ Année Sociologique, seconde série
(7)Michel Maffesoli - Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes - 2000 - Editions de La Table Ronde
(8)Matthieu Ricard - Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance - 2013 - NiL Editions
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